Laurent-Elie Badessi,
invité des Nuits Photographiques de Pierrevert 2020

Laurent Elie Badessi est un photographe d’art franco-américain né en France. Il appartient à une famille qui compte trois générations de photographes. Dès son plus jeune âge, cela lui a permis d’explorer et d’apprécier l’art de la photographie.

Après des études de langues et de sciences de la communication à l’Université des Lettres d’Avignon, Badessi s’est inscrit à un cours de photographie à l’Université Paris VIII. Curieux des aspects psychologiques de l’interaction qui se produit entre un photographe et son modèle lors d’une séance de photos, il décide de fonder sa thèse de maîtrise sur ce sujet et passe plusieurs mois au Niger, en Afrique, pour photographier des tribus isolées qui n’ont jamais ou très rarement été exposées au médium. Pour ce projet, il a reçu de nombreux prix et bourses importants, dont la Bourse de l’aventure avec Fujicolor et le Prix de la photo de l’humanité avec l’UNESCO.

Badessi a commencé sa carrière à Paris et a continué à travailler à l’étranger avant de s’installer aux États-Unis au début des années 90.

Après avoir passé dix ans à se concentrer sur la figure humaine, son œuvre SKIN, a été compilée dans un livre du même nom publié internationalement en 2000 par Edition Stemmle. Le livre contient une préface écrite par Sondra Gilman, fondatrice et présidente du comité de photographie du Whitney Museum.

Il utilise le symbolisme, la mythologie, les références historiques et culturelles pour créer ses images. Son travail aborde souvent des questions subtiles et pertinentes sur des sujets sociaux, politiques et culturels, tels que la relation avec la religion, la guerre ou l’environnement.

Les photographies de Badessi font partie de nombreuses collections privées et publiques importantes. Il a reçu plusieurs prix prestigieux, dont une bourse du ministère français des affaires culturelles pour son exposition parisienne Métamorphoses. Une photographie de grande taille de sa série Age of Innocence a récemment été exposée à la National Portrait Gallery de Londres pour le prestigieux prix du portrait photographique Taylor Wessing.

Des expositions individuelles et collectives de son travail ont eu lieu dans le monde entier dans de grandes villes comme New York, Los Angeles, Boston, Miami, Londres, Milan, Rome, Paris, Nice, Barcelone, Koweït City, Pékin, Monaco et Dubaï.

Un livre avec Age of Innocence est sorti en mars 2020 aux Editions Images Plurielles et une exposition avec cette série de photographies aura lieu au National Arts Club de New York.

Age of Innocence

Je vis aux États-Unis depuis bientôt trente ans et j’ai été intrigué par la culture des armes à feu dans ce pays depuis le premier jour où je suis arrivé sur le sol américain. J’ai commencé à travailler sur « Les enfants et les armes à feu aux États-Unis » en 2016, et j’avais déjà en tête depuis pas mal de temps de créer une série de photographies sur ce sujet.

J’ai quitté Paris pour Houston en 1991 et je suis resté au Texas pendant environ quatre ans avant de m’installer à New York. En tant que Français, je n’avais jamais été en contact avec des armes à feu, ce qui est normal dans mon pays, à moins d’appartenir à une famille de chasseurs ou d’exercer une profession nécessitant un port d’arme. Mon seul souvenir d’avoir manié une arme à feu pendant mon enfance, c’était lors d’une fête foraine dans ma ville natale. J’avais environ huit ans et suffisamment d’audace pour réussir à convaincre mon père de me laisser tenter ma chance sur un stand, où le jeu consistait à tirer avec un fusil à plomb sur une pipe en rotation sur une roue. Je voulais vraiment remporter le prix et, pour mon plus grand bonheur, je mis en plein dans le mille et obtins mon précieux trophée : un canard vivant, qui devint pendant plusieurs années un inséparable ami.

En 1991, au Texas, je fus surpris de constater qu’il était tout à fait normal qu’un enfant, même très jeune, aille au club de tir ou à la chasse avec ses parents. Parents et enfants m’ont dit que ces activités leur permettaient de renforcer leurs liens et, pour certains, de nourrir leur famille. Au cours de ce projet, j’ai appris à connaître ces familles qui possèdent des armes à feu, et j’ai compris à quel point la chasse était primordiale dans leur vie, tout particulièrement en milieu rural.

Durant les années qui suivirent, j’ai beaucoup voyagé dans tout le pays pour différents projets photographiques et je me suis rendu compte que les armes à feu étaient populaires partout aux États-Unis. J’ai également remarqué qu’elles n’étaient pas seulement destinées à la chasse ou au tir sportif, mais qu’elles servaient à se protéger et constituaient pour certains des objets de collection. À ma grande surprise, les gens se sentaient libres de parler ouvertement de leurs armes dans la conversation de tous les jours. Pour eux, en plus de l’assurance et du divertissement qu’elles leur procurent, les armes véhiculent discipline et respect. Elles ne symbolisent pas un danger mais sont au contraire synonymes de sécurité.

Afin de mieux appréhender pourquoi il y a tant d’armes et tant de passionnés d’armes aux États-Unis, il me fallait comprendre les liens historiques entre la population et les armes dans ce pays. Par le passé, les armes à feu étaient indispensables, elles faisaient partie des objets domestiques courants dans presque tous les foyers. Dès le milieu du XIXe siècle, grâce à la Révolution industrielle et à deux entrepreneurs visionnaires, Olivier Winchester et Samuel Colt, les armes à feu se transforment petit à petit en objets de désir. Un dicton populaire de l’époque énonçait ceci : « Dieu a créé les Hommes et Sam Colt les a rendus égaux ! ». L’industrie de l’armement et la culture qui l’entoure se sont développées au même rythme que l’économie américaine et se sont entremêlées à l’histoire et aux traditions du pays.

Il y a des armes à feu aux quatre coins du monde. Cependant, leur nombre par habitant peut varier considérablement d’un pays à un autre. C’est un sujet controversé aux États-Unis car, à ce jour, le nombre d’armes en circulation y serait le plus élevé au monde : soit plus de 300 millions. Beaucoup de gens craignent que les fusillades de masse soient devenues de plus en plus fréquentes en raison de la facilité d’accès aux armes à feu.

Pour certains, les armes sont un objet de désir, pour d’autres, un objet de haine, une question qui passionne et polarise la société américaine. Les armes sont un sujet de discorde à cause de la manière dont elles nous sont présentées. Lorsqu’on regarde le journal télévisé, les armes sont diabolisées car elles sont montrées dans des contextes tels que les guerres, les meurtres, les cambriolages et les attentats terroristes, alors qu’à l’inverse elles sont très fréquemment glorifiées dans les films. Dans le monde entier, les enfants jouent avec de faux pistolets et ce, depuis des générations. Aujourd’hui, bon nombre d’entre eux aiment jouer à des jeux vidéo qui mettent en scène l’usage des armes à feu. Sans aucun doute, les armes font partie de notre vie quotidienne, que ça nous plaise ou non !

L’objectif de ce travail photographique a consisté à essayer de comprendre pourquoi les armes séduisent tant d’Américains. Mon but était de rester le plus neutre possible et d’explorer cet aspect fondamental de la société américaine en mettant en évidence et en documentant les relations qu’entretiennent de nos jours les enfants et les adolescents avec les armes à feu. Durant la réalisation de ce projet, j’ai passé énormément de temps avec des gens qui vivent au quotidien avec des armes, que ce soit dans le cadre de leur profession ou de leurs loisirs. Moi qui n’y connaissais pas grand-chose, j’en ai appris plus sur les armes à feu que je ne l’aurais jamais imaginé.

 

Au cours des trois années passées à la réalisation de ces portraits, l’aspect sécurité a toujours été le principal sujet de conversation durant les séances photos, en particulier avec les familles qui possédaient des armes. Elles ont insisté sur les règles de sécurité et ont souligné l’importance de garder les armes sous clé surtout quand il y a des enfants à la maison. Cela semble tomber sous le sens, mais malheureusement, pas pour tout le monde. En fait, le gérant d’un des centres de tir les plus prestigieux du pays, où j’avais installé mon studio photo éphémère m’a confié ceci : « Beaucoup de gens achètent des armes qui coûtent cher sans débourser un centime pour des cours de tir. C’est absurde, surtout quand on sait que ces mêmes personnes dépensent autant d’argent dans leur équipement de golf et pour prendre des leçons. Il est certes indispensable d’apprendre à manier une arme à feu et de savoir comment agir en cas de légitime défense, mais apprendre à ranger son arme dans un endroit sûr chez soi est sans nul doute une nécessité absolue. »

En préparant ce projet, j’ai été surpris d’apprendre que, rien qu’aux États-Unis, chaque jour, sept à huit enfants ou adolescents sont blessés ou tués accidentellement par balle. Ces chiffres terrifiants ont récemment poussé certains parents à prendre des mesures, en particulier ceux qui ont perdu un enfant dans un accident impliquant une arme à feu. Ils ont lancé des campagnes pour sensibiliser le public au danger que représentent les armes, comme par exemple ASK (Asking Saves Children), une campagne qui invite tous les parents à demander systématiquement si les armes sont bien enfermées à clé dans les maisons où leurs enfants vont jouer. Une initiative toute simple contribuant à sauver des vies.

Les enfants et adolescents que j’ai photographiés avec de vraies armes à feu avaient l’habitude des armes. Tous, même les plus jeunes, savaient comment les manier correctement, grâce à l’apprentissage reçu de leurs parents, intégrant les règles élémentaires de sécurité. La plupart des familles ont apporté leurs propres armes, d’autres ont préféré en louer au club de tir et certaines en ont tout simplement emprunté au spécialiste des armes que j’avais engagé pour assurer la sécurité durant les séances photos.

J’ai laissé les enfants s’exprimer devant mon objectif et je leur ai donné la même liberté pour répondre à cette question toute simple : « Qu’est-ce qui te plaît dans les armes à feu ? »

Sur ces photographies, les enfants et les adolescents ont en main des vraies armes ou des jouets, ce qui est révélateur de la frontière floue entre fiction et réalité dans ce domaine. Il était particulièrement intéressant de constater que les enfants qui tenaient de vrais pistolets n’agissaient pas de la même façon face à l’appareil photo que ceux qui avaient une arme factice. Par exemple, les enfants qui avaient des jouets et qui n’avaient pas l’habitude des vraies armes tenaient presque toujours le pistolet avec le doigt sur la détente, tandis que ceux qui avaient un véritable pistolet ou un fusil à plomb ne le faisaient jamais. En plus des différents comportements, je souhaitais découvrir comment les enfants issus de familles pro-armes et ceux issus de familles anti-armes répondraient à ma question « Qu’est-ce qui te plaît dans les armes à feu ? » Qu’ils soient garçon ou fille et quel que soit leur âge, chaque enfant a répondu de manière claire et nette.

Je pense que tout le monde est d’accord sur le fait que les armes à feu ne sont pas des jouets, mais dans cette série de photographies, on peut observer de grandes similitudes entre les vraies armes et les imitations. À mon avis, ce seul fait devrait être une raison suffisante pour ne jamais laisser les enfants manier une arme à feu sans la surveillance d’un adulte, même s’ils ont été initiés au maniement des armes.

Il ne faut pas oublier que la majorité des décès et des accidents, causés par des armes à feu dont sont victimes les enfants, ont lieu lorsqu’ils trouvent une arme laissée sans surveillance en jouant ou décident de frimer avec. Dans ce livre, une chose est sûre : la sécurité est une priorité absolue.

Ce projet a été pour moi une aventure très enrichissante. J’ai rencontré des gens formidables avec des valeurs différentes et j’ai appris beaucoup sur la culture américaine à travers l’objectif de mon appareil photo. Je n’ai jamais eu l’intention de convaincre les gens de devenir pro-armes ou anti-armes. J’ai voulu simplement documenter la culture des armes du pays, dans lequel j’ai passé la majeure partie de ma vie, et j’ai également voulu donner aux enfants l’opportunité d’exprimer leurs sentiments sur ce sujet.

En tant qu’adultes, parents ou citoyens, nous portons tous la responsabilité de protéger les enfants. Ils représentent le plus grand espoir pour l’avenir. Leur transmettre l’histoire et les traditions de leur pays leur donne des références importantes sur leurs origines. L’innocence de la jeunesse peut inclure ou exclure les armes. Pour certains, se protéger signifie vivre avec des armes, pour d’autres, se protéger signifie vivre sans arme. À qui le dernier mot ?

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