Jean-Marie Perier, Parrain des Nuits Photographiques de Pierrevert 2022
Une photographie de Jean-Marie Périer montre France Gall sur une plage, entourée d’enfants des années 60. Le petit garçon debout dans le sable qui la regarde, ce n’est personne et c’est peut-être moi : j’ai eu huit ans en 1965. En ce temps-là, la télévision n’avait pas encore avalé le réel. Sur l’unique chaîne de la RTF, on retrouvait « Intervilles » et « Discorama », Janique Aimée et Belphégor, l’horloge-escargot et le carré blanc. On donnait une ravissante idiote au Wepler et l’homme de Rio au Mercury. En voyage au Mexique, la mano en la mano, le général haranguait les mariachis. Françoise Sagan habitait avenue de Suffren, Deneuve tournait avec Polanski, Malraux publiait les « Anti mémoires », mais je ne le savais pas. Le réel, c’était le son, la musique, toute la musique. Mes deux jeunes tantes, encore adolescentes, était de pures enfants des sixties : sur le pickup, entre le réveil Jaz et le transistor Radiola, elle posaient les 45 tours de Bobby solo et des chaussettes noires. Mini jupes, surprise parties, chagrins d’amour dans la nuit d’été. Elle portait de la fine dentelle Nylfrance, usaient probablement 18 paires de bas par an ( c’est la moyenne nationale en 1965) mais n’échappèrent pas à la loi statistique qui voulait que l’on se marie, en cette décennie, dans un rayon de 11 km autour de son lieu de résidence. Leurs grand-mères avaient connu les communiqués de 1917, leur mère les cartes d’alimentation de 1941. Elles, elles écoutaient « Salut les copains ». Une émission de radio devenue magazine de la jeunesse et qui bouge. Invitez les copains qui savent bien danser/ venez danser tous le locomotion oh oui. Les idoles, qui ont la rage de leurs admirateurs, tendent un miroir ou se regarder avant de partir très loin. Bientôt chacun pourra répéter avec son groupe dans la cave ou le garage, et les premiers charters s’envoleront pour les Seychelles. Joséphine Baker peut bien adopter son douzième enfant, Maurice Chevalier chante au Waldorf Astoria, ce sont les jeunes femmes et l’Angleterre qui font bouger le paysage. Pulls en V, scooters et scopitone. Et le twist. Le twist n’est pas une danse enroulée, comme le mambo, mais un mouvement oscillatoire, droite-gauche piqué et libre, qui suppose les genoux mobiles et les collants. Les jeunes françaises grandissent : elles peuvent donc glisser du talon aiguille aux talon plat pour mieux faire, quand un garçon les embrassent, ce geste de délicieux, se mettre sur la pointe des pieds, se pendre à son cou. La musique de ce temps-là porte en elle la nostalgie immédiate du présent. Qu’est-ce que la mélancolie d’une fille de 18 ans racontée en 2 minutes 35 ? Chaque chanson est un mini-scénario, chaque photo est un kaléidoscope de vie ; quand on parle d’une maison hantée devant la reine Bardot, elle dit « Je veux l’acheter. »
Et si l’on fait parfois l’amour à la hâte, encore un peu habillé, ce n’est plus l’empreinte d’un bouton qui reste sur la peau, mais celle d’une fermeture Eclair. Peut-être est-ce la dernière époque où les larmes furent douces.
En regardant les photos de Jean-Marie Périer, on voit défiler les compagnons d’une libération légère où il fallait retenir la nuit jusqu’à la fin du monde. Jean-Marie Périer est un photographe du présent : il capte l’innocence quand elle ne sait pas encore qu’elle va devenir un mythe. La réalité photographique est un juke-box : presser le bouton, et vous avez devant vous, pour toujours, Chuck Berry et Vince Taylor, James Brown et Brian Jones. Little Stevie Wonder et Bob Dylan.
Il n’a pas accompagné le mouvement, puisqu’il était lui-même dans le mouvement, frère de combat des tendres guerrières, des beaux soldats du rock. Peut-être a-t-il été le photographe de guerre de la première génération sans guerre : Johnny Hallyday pouvait bien être appelé au 43° BRI à Offenbourg, ce sont les amplis qui crachaient, pas les fusils.
En parcourant cette exposition, on retrouve l’articulation nerveuse des années 60, celle qui conduisit de la géométrie italienne 1962 au swinging London de 1966. En même temps que les blondes en collants noirs jaillissent des hélicoptères de « Golgfinger », voici les gadgets de l’Op’art, les mannequins de Catherine Harlé, les nuques taillées par Vidal Sassoon, la sophistication anglaise, la bande du Drugstore, les ray-bans et les pattes d’eph’. Le V° Plan était en cours, Georges Pompidou dormait à Cajarc, on inventait Parly II et le Concorde-lampes blob, Minimokes et robes Courrèges. Est-il vrai comme je l’ai lu, que Jean-Marie Périer fut parmi les premiers, avec Françoise Hardy et Claude François, à réserver un appartement dans la toute nouvelle tour Montparnasse ? Joris Ivens, au nord du 11° parallèle, filmait la flak vietcong. Jacques Dutronc chantait « Les Cactus », Renoma lançait le costume LSD. Un monde se regarde, mais son narcissisme est dénué de paranoïa. Les Rolling Stones en 1966, c’est un mouvement, des choses ont été dites, beaucoup restent à venir. Il y a dans ces photos des détails saisis, les ballerines rouges de Sylvie Vartan, les poignées de chemise à doubles boutons de John Lennon, et surtout une façon de travailler l’éclairage, les oranges fluos, la nuit bleutée, comme une signature sur l’air du temps. Certaines poses ressemblent aux chansons de Jacques Dutronc : jeux de mots, jeux d’images. Eddy Mitchell joue au cow-boy, mais derrière les santiags on remarque une 2CV. Sylvie lit un livre sur un freeway américain, mais c’est l’édition Pléiade de Marcel Proust. Impériale, Françoise Hardy passe comme une lady Shrimp du silence émouvant.
J’aime surtout le pouvoir d’énigme de ces photos. Beaucoup sont faites pour amuser. D’autres saisissent la légèreté grave de jeunes êtres qui avancent. Ce sont des carnets, des fragments d’autobiographie, des lettres déposés à la poste restante du temps.
Un photographe, comme un écrivain, montre on s’effaçant. On peut imaginer que ce qui est à lire entre ces images, c’est le roman de l’homme qui a vu, n’apparaît jamais et dit : je viens de ce pays, de cette lumière et de cette ombre, cherchez entre tous ces visages ceux que j’ai aimés.
Marc Lambron